lebuste
Lorsque, au début du 12e siècle, l’église de Saint-Nectaire fut édifiée à l’emplacement des tombes des trois saints pères (Nectaire, Baudime et Auditeur), lieu sacré où plusieurs miracles sont supposés avoir eu lieu, un trésor, constitué de plusieurs pièces, fut réalisé à cette occasion. L’œuvre majeure de cette collection est sans nul doute le buste reliquaire de saint Baudime.
Classé Monument historique en 1897, son intérêt remonte encore plus loin : Prosper Mérimée (1803-1870), le célèbre écrivain qui était également inspecteur général des Monuments historiques, voulait, en 1837, lui faire rejoindre la collection du musée du Moyen-Age de Cluny. Le curé de l'époque avait refusé. Voici donc ce qui constitue la première description de ce trésor :
“Il y a encore, dans l’une des absides, un autre reliquaire, plus ancien peut-être que le crucifix. Cette sculpture est vraiment très remarquable par son modelé, rempli de vérité et de naturel. Pour le travail, elle est infiniment supérieure à la plupart des ouvrages byzantins, exécutés sur pierre ou sur marbre, mais on y reconnaît le même style. Les cheveux, coupés fort court et arrangés à la manière antique, la forme singulière de la robe, toute semée de pierres de couleurs, me font supposer que ce buste vient de Constantinople, et c’est peut-être une conquête des croisés. Quelle que soit son origine, ce beau reliquaire mériterait de figurer dans un musée.“ (Notes d’un Voyage en Auvergne, Paris, 1838, pp.342-343)
En 1860, Anatole Dauvergne (1812-1870) fit paraître dans la Revue des Sociétés Savantes une « Notice sur le buste de saint Baudime » dont voici la transcription intégrale :
“L’existence de ce buste a été signalé presque simultanément par l’abbé Croizet, dans sa Notice sur Saint-Nectaire publiée en 1841 dans le Bulletin du Comité Historique des Arts et Monuments (p.52), et par Aymon Mallay, architecte à Clermont-Ferrand, dans son Essai sur les églises romanes et romano-byzantines du Puy-de-Dôme paru en 1841 à Moulins chez Desrosiers (p.48).
L’abbé Croizet le décrit ainsi : « On voit aussi dans cette église un buste en chêne vermoulu, entouré d’une lame de cuivre anciennement dorée, avec pierreries. La rête de ce buste, dont les yeux sont en émail, est vraiment romano-byzantine. C’est le buste de saint Baudime, qui, comme saint Auditeur, était disciple de saint Nectaire. »
Voici la note d’Aymon Mallay : « Sur un autel de la branche de croix nord est placé un buste byzantin de la plus grande beauté ; il est en chêne couvert d'une lame de cuivre très-bien appliquée. On dirait, au premier abord, que le buste tout entier est en cuivre ; il était doré autrefois et orné de pierres de couleur imitant des pierreries ; il en reste quelques traces. Les yeux sont en émail ; ce buste représente saint Baudime, disciple de saint Nectaire, qui, suivant le témoignage de Grégoire de Tours, vint, dans le troisième siècle, avec saint Austremoine, premier évêque d'Auvergne, et se fixa au mont Cornadore, qui depuis a pris le nom de Saint-Nectaire. »
On reconnaitra de suite que la beauté de cette figure est plutôt relative que réelle. La tête, modelée par des plans anguleux, rigides, présente une physionomie sauvage, je n'ose dire farouche, car le sculpteur, on le devine, a essayé d'assouplir et d'égayer le rictus ; les contours du torse semblent obtenus à coups de serpe ; les bras sont l'oeuvre d'un tourneur de balustres. Cependant cette grossière image, dont le premier architecte a été un tonnelier, mérite une analyse minutieuse.
Sa carcasse intérieure n'est rien moins qu'un baquet, mais ce n'est point la cuve faite d'une moitié de tonneau ; sa forme est elliptique et usitée en Auvergne pour les vaisseaux destinés particulièrement à la récolte des vendanges, et nommés bacholles. Il résulte de cette première observation que cette armature de bois est d'origine auvergnate, et qu'il n'y a point lieu de rechercher si elle provient d'une industrie étrangère à cette province. C'est bien une bacholle renversée, mais de petites proportions. Son plus grand diamètre est de 0m. 33c., son plus petit de 0m. 14c. Les douves de chêne sont assemblées et maintenues non-seulement par la pression d'un cercle de 0m. 03c. d'épaisseur, mais encore par de petits liens ou languettes d'un cuir semblable à la peau de buffle. Le fond du baquet est percé d'un trou rond donnant accès dans l'intérieur de la tête du personnage.
Aux flancs de ce baquet renversé, bien assis et bien équilibré, on a soudé deux cylindres coniques cannelés en pas de vis, l'un quasi vertical, l'autre horizontal. Ici finit I'œuvre du tonnelier. À ces cônes représentant les bras, l'orfèvre a adapté deux mains, l'une bénissant, l'autre pressant entre les doigts et présentant l'extrémité inférieure d'une tige brisée, une fleur, une palme. Sur le fond du baquet déterminant l'encolure, il a planté une tête, et le noyau de la statue fut complet. Il ne restait plus qu'à la modeler et à l'habiller, ce qui fut facile par l'application de pièces de bois découpées, taillées et revêtues de lames de cuivre minces, malléables et repoussées au marteau. Il n'y a rien de particulier à signaler dans le travail de l'orfèvre, je dirais presque du dinandier ; c'est le système connu de l'assemblage par de petits clous, de la soudure et du découpage pour sertir les cabochons ; mais ce qui mérite d'être étudié, c'est la fabrication de la tête et des mains. Ce n'est plus une feuille de cuivre, comme sur les autres parties du buste, introduite dans les plis creusés dans le bois, c'est l'œuvre d'un fondeur. J'ai vainement cherché une soudure. Le métal a plus d'un millimètre d'épaisseur ; j'ai pu m'en assurer par une déchirure faite au medius de la main droite. Or cette épaisseur ne permet guère d'admettre un ouvrage fait au repoussé. La dorure de la tête et des mains est intacte ; elle n'existe plus, si elle a jamais existé, sur les feuilles de cuivre appliquées.
Il y a donc trois parties distinctes dans ce buste : l'armature, ou carcasse en douves de chêne ou merrain, le revêtement en cuivre repoussé, la tête et les mains en cuivre fondu et doré. Le fouillis des poils de la barbe est obtenu au moyen d'un instrument semblable à celui qui sert à trouer les écumoires. Fondues assurément, la tête et les mains ont été réparées avec soin par un ciseleur ; le grénetis qui sert de modelé aux mèches des cheveux en témoigne.
Je ne saurais affirmer si les yeux sont émaillés ou en ivoire ; pour s'en assurer, il faudrait les détacher. La cornée paraît faite en ivoire avec incrustation d’une prunelle couleur marron. Ces yeux étaient mobiles ; un pendule, qui n'existe plus, déterminait leur évolution simultanée de gauche à droite, et réciproquement.
Les cabochons étaient nombreux ; la plupart ont disparu, remplacés par des verroteries modernes bleues et rouges. On trouve encore quelques cailloux du Rhin. Il y avait dix-huit cabochons sur le retroussis du bras droit et vingt et un sur la manche gauche. L'étole sacerdotale, repliée en sautoir sur les épaules, tombe sur la poitrine en deux bandes longitudinales ; elle forme collier autour du cou et se rattache aux bras par deux épaulettes bordées de filigranes. Une centaine de pierreries environ ornaient l'étole et les bordures de la chasuble.
Le sommet de la tête est dégarni de cheveux, et la couronne monacale est nettement indiquée.
Telle est cette œuvre d'orfèvrerie auvergnate. Elle peut dater de la fin du douzième siècle ou du commencement du treizième. Quand on parle de l'Auvergne, en matière d'art surtout, il faut toujours retarder d'un demi-siècle.
Ce saint Baudime, que les gens du pays appellent Boudheume, est en grande vénération dans cette région de la chaîne des monts Dore ; aussi, malgré leurs offres éblouissantes, les collectionneurs et brocanteurs ont-ils tous été éconduits. Mais un amateur enthousiaste de l'orfèvrerie du moyen âge pourrait au besoin obtenir, sans compter une somme ronde, la permission d'emporter ce buste, en le cachant sous une blouse on un manteau ; l'église, solitaire et vide pendant toute la semaine, laisse saint Baudime à la merci des passants peu délicats.”
Mérimée estimait que ce buste venait de Constantinople ; Anatole Dauvergne le considérait comme étant de facture auvergnate. Mais en 1895, lors du Congrès archéologique qui se tint à Clermont-Ferrand, le marquis Gérard de Fayolle (1851-1933) fit la démonstration qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre de l'orfèvrerie limousine. Voici de larges extraits de son texte publié en 1897 par la Société Française d’Archéologie :
“L'église de Saint-Nectaire, l'un des monuments les plus intéressants du Puy-de-Dôme par la pureté de son style auvergnat et la beauté de ses chapiteaux historiés, encore revêtus de leur polychromie primitive, [possède] trois objets d'une haute valeur archéologique qui ont échappé au pillage, ce sont : les plats d'une reliure en orfèvrerie, le buste de saint Baudime, l'un des disciples de saint Nectaire, qui évangélisa la contrée avec saint Auditeur, également vénéré dans cette église; et enfin, une statue de la sainte Vierge en bois peint. [...]
Nous nous étendrons davantage sur le buste de saint Baudime qui, par son importance et par la puissance de l'art qui l'a inspiré, nous paraît, malgré l'absence des émaux dont ses ateliers étaient prodigues, l'une des pièces capitales de l'œuvre de Limoges.
M. Rupin n'hésite pas à attribuer cette superbe pièce aux ateliers de Limoges dans la seconde moitié du XIe siècle. Nous nous rangeons également à cette opinion d'un savant si autorisé, quoique la technique des filigranes rappelle davantage le XIIe siècle que le XIe. Nous appuyant aussi sur des considérations tirées du costume, de l'aspect général et de la comparaison avec d'autres œuvres de cette époque, nous croyons que le buste de saint Baudime est limousin, et d'ailleurs nous ne possédons pas de renseignements précis sur les autres centres d'orfèvrerie de cette partie de la France à laquelle il appartient en tout cas. Le prieuré de Saint-Nectaire dépendait, à cette époque, de l'abbaye de la Chaise-Dieu dont les moines paraissent avoir été alors de véritables importateurs d'art. En 1177, à Périgueux, on choisit un moine de la Chaise-Dieu, Guinamundus, pour exécuter le tombeau de saint Front qui renfermait le chef du saint et qui était décoré de plaques de cuivre émaillé. Ce tombeau a été détruit par les protestants, mais il est évident que ce Guinamundus devait avoir une grande réputation, car il eut été bien plus simple en Périgord de s'adresser à Limoges qu'en Auvergne. Mais nous ne saurions dire que les moines de la Chaise-Dieu eussent créé une école particulière, il est bien probable que leurs procédés étaient les mêmes que ceux de Limoges, et l'influence de ce centre devait s'exercer sur tous les objets créés dans la région, même en dehors de ses ateliers ; on ne saurait actuellement les distinguer ni en faire un classement.
Il est bon de remarquer que la plupart des bustes reliquaires, que l'on rencontre plus nombreux qu'ailleurs, répandus dans le Limousin et la Corrèze, offrent tous, malgré des différences de dates, les plus grands rapports, tant pour la similitude des procédés que pour le type très caractéristique des figures qui leur assignent une commune origine. La forme du nez droit et pointu que nous avons observée dans le buste de saint Baudime est caractéristique et se trouve également dans les bustes de Nexon, de Saint-Yrieix et de Soudeilles. Le ressaut de cuivre et le pointillé qui figurent la barbe de saint Baudime existent sur le buste de Saint-Yrieix ; les yeux représentés au naturel se retrouvent dans d'autres œuvres limousines : les Vierges de Breuillaufa et de la Sauvetat sont en cuivre et ont les yeux émaillés. La monture des cabochons des orfrois est semblable à celles du tombeau limousin d'un évêque de Burgos. Tous ces caractères, communs à l'école de Limoges, doivent lui faire attribuer le buste de saint Baudime. Nous ne terminerons pas cette étude sans faire une observation dont l'importance nous a frappé dès l'abord. Les bustes reliquaires sont destinés à renfermer les reliques du saint qu'ils représentent et ils s'ouvrent d'une manière ou d'une autre pour permettre l'introduction et la vénération de ces reliques Ils se terminent aux épaules et souvent au cou, mais ils n'ont pas la longueur de celui de saint Baudime qui est pourvu de ses bras et ne se termine qu'à la ceinture, ainsi que serait une statue dont la partie inférieure serait absente. Un seul, celui de saint Césaire, à Maurs, dans le Cantal, est à peu près de la même longueur que celui de saint Baudime ; les cheveux y sont exprimés par des mèches droites et bouclées, les manches de l'aube ont des plis concentriques. Mais, outre que ce buste est d'une période plus avancée, ou du moins qu'il parait avoir été remanié, une petite porte destinée à l'introduction des reliques s'ouvre sur sa poitrine, et la partie inférieure est en si mauvais état que l'on ne peut affirmer qu'il soit dans son état primitif. Dans le buste de saint Baudime, il n'existe aucune ouverture qui ait pu permettre d'introduire des reliques à l'intérieur ; nous avons bien lu dans la brochure de M. l'abbé Forestier, L'Église et la paroisse de Saint-Nectaire, qu'à la Révolution le buste de saint Baudime fut dépouillé des reliques qu'il contenait — un vase rempli de son sang et du linge ; — mais, outre que dans l'état actuel il serait impossible d'introduire autrement que par dessous des objets dans le corps du saint, nous nous demandons si ces reliques n'étaient pas renfermées dans le godet qu'il tient de la main gauche, ou si ce godet ne servait pas de support à l'ampoule qui les contenait. Deux statues célèbres dans l'histoire de l'orfèvrerie, celle de Sainte-Foy de Conques et celle de Beaulieu (Corrèze), tiennent également entre leurs doigts des godets ou étuis creux qui devaient contenir soit un attribut, soit une fleur ; mais, malgré une controverse peu ancienne, on n'a pu préciser quel était cet attribut, et il est possible que ce fussent des reliques. Ainsi que nous l'avons dit, il n'existe pas de buste de saint ayant cette disposition et il nous paraît fort admissible que, dans le principe, saint Baudime fut représenté comme sainte Foy de Conques ou la Vierge de Beaulieu, toutes les deux pourvues d'un attribut semblable, de moindre dimension, il est vrai, mais d'une époque rapprochée. Une autre particularité peu explicable, que M. le comte de Marsy et plusieurs membres du Congrès nous ont fait observer, c'est que les yeux de saint Baudime sont mobiles. Il existe, au musée de Périgueux, une statuette en cuivre du XVe siècle représentant la Vierge portant l'Enfant Jésus, dont la tête est pourvue d'une tringle intérieure qui permettait de la faire mouvoir ; il est possible qu'un mécanisme intérieur actionnât également les yeux en ivoire et en corne du saint, et ce mouvement était bien plus explicable dans un personnage représenté en pied que dans un simple buste.
Quoi qu'il en soit, et s'il est difficile d'apporter d'autre preuve de notre supposition que la comparaison avec les autres bustes limousins, dont aucun, sauf celui de Maurs qui pourrait plutôt la confirmer, n'a été conçu comme une moitié de statue, nous ne croyons pas hasardé de prétendre que l'on ne possède aujourd'hui qu'une partie de l'œuvre primitive dont il est visible que la partie inférieure a été rognée et que le ressaut qui l'entoure est le produit d'un maladroit remaniement. Le saint aurait été originairement représenté non pas en buste, mais en pied, sans doute assis, un accident ou une malencontreuse restauration l'ayant réduit aux proportions actuelles.
L'église de Saint-Nectaire doit s'enorgueillir de posséder une pièce d'orfèvrerie qui, si elle était complète, serait, par ses proportions, la plus considérable de l'œuvre de Limoges, et qui en est encore l'une des plus remarquables.”
tribulations d’un trésor
Le buste de saint Baudime était donc fort connu et reconnu : il était une attraction touristique et une curiosité d’esthète dont bien des voyageurs ont témoigné lors de leur passage à saint Nectaire. Ainsi en 1904, à l’occasion d’un voyage d’études médicales en Auvergne, d’éminents scientifiques s’émerveillèrent devant le trésor, ainsi que le rapporte Le Moniteur d’Issoire en date du 7 septembre 1904 :
“Poursuivant le cours de leurs excursions, les 110 médecins français et étrangers que dirigent le professeur Landouzy, le docteur Carron de la Carrière et M. Henzé sont arrivés hier matin à St-Nectaire, le docteur Vigier notre ancien ministre de l'agriculture et le professeur Estor, de Montpellier, s'étaient joints à eux pour cette excursion. [...] Joignant l'agréable à l'utile, les congressistes ont tenu à visiter en détail l'église romane, ce bijou d'architecture auvergnate du XIIe siècle, dont les chapiteaux uniques en leur genre, font l'admiration des archéologues ; M. le curé de St-Nectaire, avec sa bonne grâce habituelle, leur a fait les honneurs de ce monument et leur a montré le buste de Ste-Baudime [sic], pièce absolument remarquable, que M. Rupin et le marquis de Payolle n'hésitent pas à considérer comme un rare et curieux spécimen de l'art limousin à la fin du XIIe siècle.“
Mais tous les visiteurs n’étaient pas aussi bien intentionnés. En 1860, Anatole Dauvergne avait justement fait remarquer que « l'église, solitaire et vide pendant toute la semaine, laisse saint Baudime à la merci des passants peu délicats ». Et il observait que déjà « la plupart [des cabochons] ont disparu, remplacés par des verroteries modernes bleues et rouges », tandis que le marquis de Fayolle déplorait en 1895 « qu'à la Révolution le buste de saint Baudime [ait été] dépouillé des reliques qu'il contenait ».
Et ce qui devait arriver, hélas, arriva.
Dans la nuit du 24 au 25 mai 1907, le buste de saint Baudime fut dérobé par la bande des frères Thomas qui écumaient les églises d’Auvergne et du Limousin. L’affaire fit grand bruit et dès le 30 mai, le journal Le Temps y consacra un long article fort intéressant : non content de brosser un portrait pour le moins singulier du fameux buste, le journaliste alertait les lecteurs quant à la multiplication des vols perpétrés dans les lieux sacrés et face auxquels seul l’État pouvait dresser un rempart protecteur ; n’oublions pas que la loi de 1905, consacrant la séparation de l’Église et de l’État, venait d’être mise en œuvre, ce qui donne tout son sens à l’axiomatique de ce texte :
“Les objets d’art des églises vont-ils prendre, un à un, le chemin des boutiques de brocanteurs ? Voici que nous apprenons qu’un vol audacieux a été commis dans une commune du Puy-de-Dôme, à Saint-Nectaire : des filous viennent de dérober le vénérable buste de saint Baudime. Ces malfaiteurs ont opéré suivant les rites du cambriolage moderne ; une automobile les a emportés loin de toute poursuite, avec leur précieux larcin. La justice est saisie. Souhaitons que les voleurs le soient aussi. [...]
Les voleurs du buste de saint Baudime doivent toutefois être passablement embarrassés de leur prise. Ce monument d’orfèvrerie primitive n’est pas d’un placement facile. Les visiteurs de l’exposition de 1900, au Petit Palais, n’ont pas oublié cette inquiétante et farouche image. Saint Baudime y rivalisait de hideur sacrée avec la terrible sainte Foy du trésor de Conques. On peut en voir un moulage au musée du Trocadéro ; mais le plâtre noie dans sa blancheur l’expression comiquement épouvantable que l’artiste roman a donnée au bon confesseur auvergnat. À quel amateur sans scrupules pourrait-on vendre ce rare objet, reconnaissable entre mille ? Donnons toujours le signalement de saint Baudime, afin de calmer les convoitises de certains collectionneurs. [...]
Il est tellement laid qu’il en devient beau, d’une beauté sauvage et sacrée. Ce revenant du paradis a perdu depuis longtemps le plus horrifique de ses prestiges. L’imagier-marteleur du 12e siècle qui assembla les feuilles de cuivre autour des douves d’un tonneau avait pris soin de ménager dans la tête une sorte de chambre secrète ; un pendule y était caché pour faire mouvoir de gauche à droite et réciproquement les prunelles de corne. Cette machinerie mystique a été brisée. Le buste de saint Baudime eut d’autres mésaventures encore : au cours des siècles, les fidèles lui dérobèrent, par piété, la plupart des verroteries de sa chasuble.
Il n’en était pas moins grandement vénéré, tout récemment encore, dans la région du mont Dore. Il nous souvient même de l’émoi que causa, il y a quelques dix ans, parmi les paroissiens de Saint-Nectaire, la notification officielle d’un arrêté de classement. Les arrière-neveux des montagnards qu’avaient catéchisés le prêtre Baudime considérèrent cette mesure administrative comme une profanation. Ils voyaient dans les agents de l’État des cambrioleurs ; voici venir, hélas ! les cambrioleurs pour de bon.
Quels cambrioleurs particuliers que ceux-là, capables de choisir avec un discernement d’antiquaires les chefs-d’œuvre de l’art médiéval ! Qu’ils sont donc intelligents et au courant du dernier bulletin de l’archéologie ! Ils apportent dans leurs opérations un goût singulièrement subtil. Ce sont, en vérité, de bien savants malandrins...
Puisse saint Nectaire inspirer aux magistrats d’Auvergne et d’ailleurs autant de zèle et de perspicacité. [...] Imitons les foules des croisés de la viticulture, et à leur exemple, exigeons un miracle de l’État, cette incarnation moderne de la Providence. L’État dispose en maître surnaturel depuis qu’il n’y a plus de Concordat. Qu’il se hâte de prendre la forme périssable d’un commissaire de police pour arrêter le bon saint Baudime en partance pour le pays des milliards ! Empêchons l’apôtre d’Auvergne d’aller enseigner l’orfèvrerie romane aux gentils du Nouveau-Monde !”
Arrêté peu de temps après et emprisonné à Limoges dans l’attente de son procès, Antony Thomas nia tout d’abord être l’auteur du vol du buste de saint Baudime, jusqu’à ce que survienne un reboudissement. M. Vigier, juge d'instruction à Clermont-Ferrand, M. Roux, procureur de la République, et M. Aftigues, commissaire de police, firent une découverte particulièrement intéressante dans le cadre de leur enquête. Thomas avait loué depuis plusieurs années, à Clermont, une cave à deux entrées qui formait un vrai labyrinthe. Une première perquisition puis une deuxième dans ce qui semblait être une cache, restèrent sans résultat ; les magistrats firent alors pratiquer des fouilles par deux terrassiers, et comme rien ne fut trouvé, ils pensèrent se retirer quand le commissaire eut la curiosité de faire déplacer un tonneau laissé dans un coin. Laissons le journaliste de L’Illustration nous raconter la suite dans son article consacré aux “pilleurs d’églises” (n°3374, 26 octobre 1907) :
Lorsqu’on annonça à Thomas que le précieux objet avait été retrouvé dissimulé dans un tonneau à son domicile, il dût se résoudre à changer sa stratégie de défense... En 1907, on estimait la valeur de ce buste à 60000 francs, soit environ 230000 euros d’aujourd’hui (source : INSEE), c’est-à-dire une somme considérable pour l’époque. Thomas, et sa bande, furent donc jugés, non seulement pour ce vol, mais également le pillage d’autres églises en Auvergne (La Sauvetat) et dans le Limousin (Ambazac, Solignac), ainsi que pour le cambriolage du Musée de Guéret en décembre 1906. La mère de Thomas fut disculpée, mais elle fut remplacée en prison par le quatrième homme de la bande, Michel Dufay, antiquaire à Clermont-Ferrand. Thomas écopa de six années de travaux forcés, et ses complices de deux ans d’emprisonnement.
Le Petit Journal se fit l’écho de ce procès retentissant auquel il alla même jusqu’à consacrer la couverture de son numéro 884 en date du 27 octobre 1907. Dans son article, Ernest Laut revint à nouveau sur le contexte délicat de l’après 1905, tout en stigmatisant, comme son collègue du Temps, la complicité des collectionneurs d’outre-Atlantique :
“Depuis longtemps, aucune affaire de cambriolages n'avait pareillement ému l'opinion. C'est que la bande Thomas, dont les méfaits ont été accomplis avec une audace peu commune, s'est attaquée à des objets respectables entre tous, d'une valeur inestimable et dont le vol, la disparition ou la vente à l'étranger constituent une perte irréparable pour l'art français. [...]
Nos lecteurs verront que jamais, depuis un siècle, les trésors de nos églises n'avaient été, autant qu'aujourd'hui, menacés de destruction. Chaque jour, l'instruction révèle de nouveaux cambriolages à l'actif de la bande des détrousseurs de sanctuaires. [...] En outre, la brocante, profitant du désarroi causé par la loi de séparation, a réussi à se faire céder, pour des prix dérisoires, des œuvres d'art qui n'étaient pas protégées par des arrêtés de classement. Il est temps qu'un inventaire sérieux soit fait de nos richesses artistiques et archéologiques, et que des lois sévères soient votées pour punir tous ceux qui, de quelque façon, auront attenté au patrimoine artistique de la France. [...]
La loi de 1905, dans le but de remédier à cette négligence, a classé en bloc, pour trois années, tous les objets mobiliers des églises, même les chaises et les bancs, et a imposé à l'administration l'obligation de désigner, pendant ce délai, tout ce qui paraîtra digne d'un classement définitif. Cette mesure ne paraît pas devoir donner de meilleurs résultats. Elle n'a pas empêché les opérations de la brocante, pas plus qu'elle n'a inspiré la moindre crainte aux voleurs de la bande Thomas. Et pendant que nos merveilles sont ainsi livrées aux brocanteurs et aux fripons, que voyons-nous à l'étranger ? Les Anglais ont voté l'an dernier des lois édictant des peines sévères contre quiconque tenterait d'exporter les objets de l'art national. Les Italiens, qui ont déjà l'édit Pacca interdisant le transport des ouvres d'art d'une province dans une autre, ont fait une loi nouvelle proclamant la supériorité, en matière de propriété artistique des droits de l'État sur celui des particuliers. De par cette loi, la mutation de propriété des antiquités et oeuvres d'art ne peut être faite sans qu'on en ait averti, au préalable, le ministère de l'Instruction publique. Le gouvernement a un droit de préemption sur ces objets et peut les acquérir au prix fixé dans le contrat d'aliénation. L'exportation en est naturellement interdite... Prenons donc exemple chez nos voisins si nous voulons éviter l'éparpillement des oeuvres d'art de nos vieilles églises.
Le développement du tourisme a précipité sur nos campagnes des nuées d’amateurs qui, si l'on n'y prend garde, auront tôt fait de dépouiller nos anciens sanctuaires de leurs richesses. L'Amérique, ne l'oublions pas, n'a pas d'art ancien ; elle ne négligera rien pour s'approprier le notre à coups de dollars. Veillons donc sur ces merveilles d'autrefois. C'est bien assez de laisser se perdre chaque jour les traditions d'un passé qui eut sa gloire et sa grandeur. Protégeons, du moins, les chefs-d'oeuvre qui nous en conservent le souvenir.”
Six mois plus tard, un ultime rebondissement vint clore l’instruction de ce procès en confirmant la culpabilité des malfrats. C’est Le Moniteur d’Issoire qui nous le révèle dans son numéro du 15 avril 1908 :
“On vient de saisir, à la prison de Clermont, entre les mains de Faure, un des complices de Thomas, le cambrioleur d'églises, des lettres que ce dernier lui écrivait, au sujet du vol de St-Baudime. Ces lettres avaient été remises à Faure par Thomas lui-même dans les couloirs de la maison d'arrêt, alors que l'on conduisait les accusés à l'instruction. Elles établissent la participation des Frères Thomas et de Faure au cambriolage de l'église de St-Nectaire.“
À l’issue de ces péripéties, le buste retrouva donc sa place au sein du trésor de l’église de Saint-Nectaire qu’il n’a plus quitté, depuis, que pour être présenté au public dans le cadre d’expositions consacrées à l’art roman. Ce fut tout d’abord, et avant l’épisode rocambolesque de l’affaire Thomas, en 1900, à Paris, lors de l’Exposition rétrospective de l’art français des origines à 1800 qui se tint au Petit Palais (pièce n°1614 dans la catégorie “Orfèvrerie”). Il fallut ensuite attendre la grande exposition Les trésors des Églises de France, en 1965, pour revoir le précieux buste à Paris. Quarante années s’écoulèrent encore avant que saint Baudime ne sorte à nouveau de son sanctuaire, à l’occasion cette fois de l’exposition La France romane au temps des premiers capétiens qui fut installée au Louvre du 10 mars au 6 juin 2005. Mais c’est cinq ans plus tard qu’allait enfin sonner l’heure de gloire du valeureux apôtre auvergnat. Laissons Mathilde Fontès nous raconter cet ultime épisode des tribulations de Baudime, dans un article de La Montagne paru le 4 novembre 2010 :
“Tout a débuté en 2005. Martina Bagnoli, conservatrice d’art médiéval au Walters Art Museum à Baltimore, a un « coup de foudre » pour un certain saint Baudime alors exposé à Paris. Elle le veut aux États-Unis dans le cadre de l’exposition « Treasures of heaven : Saints, relics and devotion in medieval Europe », qu’elle met sur pied. Une longue procédure est alors engagée avec la mairie de Saint-Nectaire, propriétaire de l’œuvre, et la Direction régionale des affaires culturelles d’Auvergne. Hier, avec presque quatre semaines de retard, saint Baudime a embarqué pour un séjour de plusieurs mois outreAtlantique.
La semaine dernière, Stéphane Creuvat, restaurateur à Lyon, et Christine Labeille, conservatrice des antiquités et objets d’art du Puy-de-Dôme et de l’Allier, ont procédé à un examen des plus minutieux : « Nous analysons l’œuvre afin de déterminer son état avant le transport. Si ce buste n’est pas tout neuf, il n’en demeure pas moins en bon état, malgré un léger empoussièrement ». L’œuvre subira le même examen à son arrivée aux États-Unis, « afin de s’assurer qu’il n’a pas été endommagé durant le trajet », ajoute Stéphane Creuvat. La partie la plus délicate s’est déroulée hier : l’emballage de saint Baudime. La mission a été confiée aux transporteurs spécialisés LP Art. Après avoir calé le buste dans une première caisse, usuellement utilisée pour les œuvres destinées au Louvre, cette dernière a été insérée à l’intérieur d’une seconde caisse, isotherme. «Le cuivre est une matière extrêmement sensible, explique Christine Labeille. La température de la vitrine dans laquelle saint Baudime sera exposée à Cleveland sera la même que celle de la caisse, afin d’éviter tout choc thermique ». Une fois débarqué à Chicago, saint Baudime sera acheminé jusqu’à Cleveland par camion où il restera jusqu’au 17 janvier 2011. « Nous sommes très excités de recevoir ce reliquaire. Il est la pièce maîtresse de notre exposition, se réjouit Martina Bagnoli. C’est un grand honneur pour les États-Unis ».
Saint Baudime ira ensuite, jusqu’au mois de mai, au Walters Art Museum à Baltimore. « Que les Français ne s’inquiètent pas, nous en prendrons soin c’est promis »!“
Après avoir été suspectés de favoriser le trafic d’œuvres d’art, les Américains sont finalement devenus les hérauts de saint Baudime !
Interrogé à cette occasion, Alphonse Bellonte, Maire de Saint-Nectaire, a donné son sentiment quant à cet événement :
“Comment vivez-vous le départ de saint Baudime ?
Je suis très heureux. C’est une belle reconnaissance pour toutes ces générations qui ont veillé à la bonne conservation du buste. Les Saint-Nectairiens sont également satisfaits mais ils ont surtout peur que saint Baudime ne revienne pas ici !
Attendez-vous des retombées touristiques ?
Saint Baudime va représenter et faire rayonner Saint-Nectaire, l’Auvergne et même la France, aux États-Unis. J’emmène avec moi à Cleveland, des films retraçant la restauration de notre église. Pourquoi ne pas en profiter pour attirer les Américains dans notre belle campagne, qui a su conserver ce buste tel un joyau ?
Saint Baudime a-t-il d’autres voyages de prévus ?
C’est la première fois qu’il sort de notre territoire et sûrement la dernière ! Le problème c’est qu’à son retour j’ai peur de recevoir beaucoup de demandes pour qu’ils repartent à l’étranger. Mais je saurai être ferme !”
...pas si ferme que ça puisque moins de cinq mois après son retour des États-Unis, saint Baudime s’en repartit déjà, mais pour Londres cette fois où il fut exposé au British Museum du 23 juin au 9 octobre 2011. Un diaporama nous fait découvrir son installation. Depuis, il est retourné derrière les barreaux...
Entre temps, en 1957, le buste avait fait l’objet d’une restauration complète. À cet effet, le reliquaire avait été entièrement démonté de manière à pouvoir redonner leur splendeur à chaque élément - les mains, le crâne, le dos, l’âme de bois, etc. Des photos rares permettent d’avoir un aperçu inédit des entrailles de saint Baudime :
(photos : Emmanuelli. Phototypes n°57P00782, -83, -84, -85, -86/ Jean Gourbeix. Phototype n°01027.
crédit : Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine)
Et après réassemblage :
(photos : Jean Gourbeix. Phototypes n°01023, -24, -25, -26.
crédit : Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine)
Notons enfin qu’à l’ère du merchandising roi, même saint Baudime a eu droit à son t-shirt ! La franchise inclut également des coques iphone 3 ou 4 et iPad, un poster, une carte de voeux, un tapis de souris, des décorations de Noël, un adhésif, un haut-parleur portable, des portes-clef, des pendentifs, des médaillons, des aimants, des badges, des tasses à café, et même une chope à bière... On peut se procurer ces “trésors“, dans différents modèles, sur le site marchand Zazzle :
Nous refermerons ce dossier avec une curiosité dont le mystère reste encore à élucider.
Lors de l’inventaire général de 1976, le service régional de l’inventaire d’Auvergne identifia, sous le numéro de référence IM43000335, un “buste-reliquaire dit de saint Baudime“ conservé à Blesle (Haute-Loire), à l’abbaye de bénédictines Saint-Pierre. Datant du 17e siècle, ce reliquaire en bois est constitué d’une base et d’un buste indépendants et assemblés par pointage ; la base est de plan polygonal et creuse à l’intérieur ; une logette à reliques, de plan légèrement ovale, est ménagée sur la face antérieure de la base. La fiche descriptive, rédigée par Marie Claude Boissé, Coralie Courbet, Jean-François Luneau, et Martine Veysset, indique que le buste est en “mauvais état“ : le bois est “très vermoulu et fendu en plusieurs endroits, et il manque les reliques“. Il ne nous a pas été possible de contacter celles et ceux qui ont établi cet inventaire et rien n’explique, à ce jour, pourquoi ce buste, qui n’est pas classé, a été dédié à saint Baudime.
Nous en reproduisons ci-dessous les vues de face, de trois quarts gauche, et de revers :
(photos : Choplain/Maston. Phototypes n°8943017, -18, -19.
crédit : Conseil régional d’Auvergne, Service régional de l'inventaire)
Nous connaissons à présent son étymologie, sa légende et les mésaventures de son effigie : mais qui s’appelle Baudime aujourd’hui ?
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