Les Jardinets à Luzancy

 

L’étude des archives communales de Luzancy, des registres cadastraux, des actes notariés et des cartes anciennes, m’ont permis de retracer la chronologie du nom de la rue des Jardinets, anciennement rue Queline ou Cline.


En 1787, sur le plan d'intendance, cette rue porte le nom de "chemin des près de Messy aux Jardinets" et elle suit le tracé de l'actuelle rue des Jardinets. En 1830, date des travaux du cadastre napoléonien dans le canton de la Ferté sous Jouarre (Adolphe Hugues, "Le Département de Seine-et-Marne", 1895, p.479), elle s'appelle "rue Queline" et à nouveau, son tracé suit celui de l'actuelle rue des Jardinets. (Voir, ci-dessous, les reproductions de ces cartes).


Le tracé de cette rue suit un chemin établi a minima au milieu du 18e siècle, époque à laquelle le Comte de Bercheny entreprit la refonte du domaine de Luzancy, et il n’a pas changé jusqu’à nos jours si ce n’est que l’asphalte s’arrête au niveau du virage qui, vers la gauche, conduit vers le hameau de Messy.


La date à laquelle la rue Queline change de nom dans l’usage pour devenir la rue des Jardinets n'est pas précise : comme c’est souvent le cas, la tradition orale a longtemps coexisté avec le souci de plus en plus prégnant de donner des noms précis aux rues du village.


Dans les cartes postales du début du 20e siècle, source iconographique précieuse, les deux noms coexistent : entre ca. 1900 et ca. 1921, j’ai identifié 21 cartes représentant nommément cette rue, dont 14 sont des vues de la maison. Six de ces cartes portent le nom "rue Queline" ; huit portent le nom "les Jardinets" ; et sept portent le nom "rue des Jardinets" - témoignage vivant d’une situation où la normalisation s’impose difficilement aux usages.


Dans les actes de vente en ma possession, la rue s’appelle «Cline» en 1779, «Queline» en 1834, et encore "Queline" en 1882, puis ce nom disparaît pour ne laisser place qu’à la seule mention "lieudit les Jardinets", laquelle mention figure sur tous les actes aux 18e et 19e siècles et jusqu’en 1962, tandis que la rue est désignée comme étant le «chemin de Luzancy à Messy» (vente de 1962). Ce n’est qu’après cette date (cf ci-dessous) que la rue portera son nom actuel, «rue des Jardinets».


Enfin, on retrouve la même hésitation dans les délibérations du Conseil Municipal : en 1919 et encore en 1926, il est fait mention de la "rue Queline". Ce n'est qu'à partir de 1935 que le nom "rue des Jardinets" devient systématique. C'est Eugène Rey (maire de Luzancy de 1904 à 1919) qui, le premier, s'est soucié de donner des noms fixes aux rues de Luzancy. "Considérant qu'aucune des rues du village ne porte un nom particulier, le Conseil décide qu'il y a lieu de procéder, dans une prochaine séance, à la dénomination de toutes les rues de la commune" (délibération du 28 mars 1911). Cette proposition sera toutefois ajournée lors de la réunion du 7 septembre 1911 et ne reviendra à l'ordre du jour qu'un demi siècle et deux guerres mondiales plus tard lorsque le service des Ponts et Chaussées demandera qu'on procède au numérotage des habitations, et que le service des PTT demandera qu'on procède "à une désignation définitive des rues" ; et c'est donc le 16 mars 1963 que la voie qui va "du carrefour de la Poste à la Croix de Messy" devient officiellement la "rue des Jardinets". Les plaques de rues furent posées entre janvier et juin 1964.


Au passage, on notera qu'au sens cadastral, cette voie est désignée comme étant le CVO4 : chemin vicinal ordinaire n°4.


   
   

   
   

   
   

   



Reste à élucider l’origine du nom «Cline» ou « Queline» qui était, encore récemment, inexpliquée.


J’ai trouvé une piste dans les Alpes. Non loin du massif des Écrins, dans le département des Alpes-de-Haute-Provence, se trouve une petite commune portant le nom de Turriers. En face, et à gauche du col des Rouyères, se trouve une montagne qui porte le nom de Roche Cline (2415 m) qui a la forme d'une pyramide. Après renseignement auprès de la secrétaire de Mairie de Turriers, j’ai appris que cette montagne porte ce nom car elle est "inclinée" à environ 45° (inclinaison des couches géologiques).


Fort de ce premier indice, j’ai consulté les ouvrages lexicographiques consacrés à l’ancien français, et j’ai effectivement trouvé ceci : dans le « Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du 9e au 15e siècle composé d'après le dépouillement de tous les plus importants documents qui se trouvent dans les grandes bibliothèques de la France et de l'Europe et dans les principales archives départementales, municipales, hospitalières et privées», rédigé par Frédéric Godefroy de 1880 à 1895, le mot «cline» existe bel et bien. C’est un adjectif féminin qui signifie «inclinée» (vol.2, p.54, Paris, Vieweg, 1883). Dans son «Petit dictionnaire de l’Ancien français», Hilaire Van Daele liste également cet adjectif, sous sa forme masculine («clin»), avec les mêmes significations de «incliné, penché» (p.78, Paris, Garnier, 1940).


Or, il se trouve que cette rue est effectivement inclinée en dévers selon l’orientation ouest-est, la Marne se trouvant à l’est. Il y a donc fort à parier qu’en raison de sa planimétrie spécifique, cette rue ait été désignée par cet adjectif afin d’en signaler l’inclinaison, laquelle a son importance puisqu’elle place cette voie d’habitation en surplomb de la rivière dont les crues peuvent être importantes. Cette hypothèse est donc très probable dans la mesure où, bien avant de baptiser les voies de circulation d’après les noms de personnages célèbres, les rues et surtout les chemins des villages étaient nommés d’après une caractéristique topographique : place de la butte, montée de la grande côte, rue de bellevue, route de montapeine, etc.


En revanche, la transformation de «cline» en «queline», vocable qui n’existe nulle part, ne peut résulter que d’une erreur de transcription lors du passage de l’oral à l’écrit. Je ne connais qu’un document portant mention de la «rue Cline» et il date de 1779 ; par la suite, que ce soit sur les cartes ou les documents notariés, c’est sous la forme «rue Queline» que cette voie est désignée jusqu’à son remplacement par le nom actuel de «rue des Jardinets». Ces erreurs furent très fréquentes durant la période de transition entre la période de l’Ancien régime et l’époque moderne, transition qui se caractérise par une rationalisation de la langue (démarche volontaire), mais aussi par des transformations lexicographiques accidentelles (processus involontaire) qui résultent par exemple d’une mauvaise discrimination auditive. Ce fut probablement le cas ici : les habitants de Luzancy avaient peut-être une prononciation un peu trainante du mot «cline», lequel, inconnu des cartographes et fonctionnaires car tombé en désuétude au début du 19e siècle, fut transcrit sous la forme «queline». Le fait, d’une part, qu’une grande majorité de paysans étaient illettrés et qu’ils n’avaient pas accès aux documents administratifs ou scientifiques, et, d’autre part, que les nouvelles générations furent plus instruites mais perdirent leur connaissance des usages anciens, fit que cela ne posa sans doute de problème à personne que la rue Cline, à l’oral, devienne la rue Queline, à l’écrit.


C’est ainsi que j’ai donc pu élucider ce mystère !



Baudime Jam © 2015-2025





Détail du plan d’intendance de 1787 (le Nord est à gauche) :





Détail du cadastre napoléonien de 1830 (le Nord est en haut) :





Détail du cadastre de 1930 (le Nord est en haut) :





Détail du cadastre de 2015 (le Nord est en haut) :





6 cartes postales de 1902 à 1924 portant la mention «rue Queline» :



         
         
       



7 cartes postales de 1902 à 1917 portant la mention «les Jardinets» (la 8e est en tête de page) :



         

         

         




7 cartes postales de 1913 à 1937 portant la mention «rue des Jardinets» :



         

         

         




Vue aérienne de Luzancy en 1955 (vue du sud) :







Vue en surplomb de Luzancy en 2015 (vue de l’est) :






Vue aérienne de Luzancy en 2023 (vue du nord) :




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